Si vous êtes un lecteur avide des Actifs créatifs, vous connaissez déjà le dessin industriel : ce membre peu connu de la grande famille de la propriété intellectuelle qui empêche de copier les caractéristiques visuelles des produits fabriqués à plus de 50 exemplaires.

J’aimerais réitérer que le fait que le dessin industriel soit encore peu connu et sous-utilisé par le public en général n’a pas empêché Apple de l’invoquer pour arracher près d’un milliard de dollars à sa rivale Samsung (lire article ici).

Encore moins connu que l’existence du dessin industriel en tant que tel est l’article 5.1 de la Loi sur les dessins industriels prévoyant que « les caractéristiques résultant uniquement de la fonction utilitaire d’un objet utilitaire […] ne peu[t] bénéficier de la protection prévue par la présente loi ».

Hormis des définitions endormantes et un peu circulaires :

Objet utilitaire : Objet remplissant une fonction utilitaire […]

Fonction utilitaire : Fonction d’un objet autre que celle de support d’un produit artistique ou littéraire

La loi elle-même fait peu pour nous aider à distinguer ce qui est uniquement utilitaire de ce qui est véritablement ornemental. Qu’en est-il, par exemple, d’une caractéristique d’un objet qui serait à la fois utilitaire et ornemental? (et donc, pas uniquement utilitaire)

On peut se demander, par exemple, si le dessin initial de la très célèbre configuration de forme et de disposition des ouvertures de la prise de courant femelle aurait pu faire l’objet d’une demande d’enregistrement de dessin industriel.  (dont la photographie ci-dessous a été prise dans mon bureau a) avec mon téléphone intelligent – pour éviter toute allégation de contrefaçon de droit d’auteurs, et b) en compagnie de mon trophée de karting gagné fiévreusement auprès de mes collègues du bureau de Québec – inclus pour aucune raison apparente!)

fiche2

Un tel dessin industriel, si effectivement valide, aurait permis à son détenteur de demander une redevance pour chacune des prises vendues au pays! (avouez que vous aimeriez être dans cette position)

En effet, quoique les trous d’une prise de courant ont évidemment la fonction de recevoir les fiches du connecteur mâle, la forme et la configuration spécifique des trous de la prise de tous-les-jours aurait sans doute pu recevoir, à l’origine, un dessin artistiquement différent mais être tout autant fonctionnel… Je ne suis pas un expert dans ce domaine, mais j’aimerais prendre comme hypothèse de travail qu’on aurait pu avoir un design de prise femelle qui aurait l’allure d’un bonhomme qui sourit plutôt qu’un bonhomme qui boude :

fiche sourire2(c) 2014 Alexandre Daoust – Tous droits réservés

et baptisons ce nouveau design de prise femelle « prise sourire ». Bon, les ingénieurs électriques diront que ça prendrait des yeux de différentes grosseurs pour que ça fonctionne vraiment, mais cela rendrait ma prise sourire moins charmante, alors ignorons-les pour l’instant, et ne discutons pas, par ailleurs, de la question de savoir si l’application de ce design à un connecteur électrique rencontre le critère d’originalité ou non.

Sans pour autant nous donner davantage de précisions, ce sujet de caractéristique ornementale a été effleuré dans un jugement récent de la cour fédérale, qualifié de « dent de poule » par mes collègues André et Chris (dans le résumé à lire ici) compte-tenu de la rareté des jugements en matière de dessins industriels. Ce jugement vise les verres à double parois de Bodum (à gauche) et Trudeau (à droite) illustrés ci-dessous :

Dans ce jugement, la Cour précise que l’aspect de l’espace d’air entre les doubles parois de ces verres offre la fonction de conserver la chaleur et n’est pas visée, en soi, par le dessin industriel. Quoique cela ne soit d’aucune utilité apparente au raisonnement dans ce dossier particulier, la Cour a néanmoins spécifiquement omis la comparaison de l’espace d’air entre les doubles parois et plutôt comparé les courbes des enregistrements de Bodum à celles des verres de Trudeau afin de déterminer la question de la contrefaçon. (Il faut noter, par ailleurs, 1) que la question de caractéristique fonctionnelle ne faisait pas l’objet de débat entre les parties dans ce dossier et 2) que ces enregistrements ont été déclarés invalides pour manque d’originalité par la Cour compte-tenu de designs similaires ayant précédé l’enregistrement, incluant une preuve de mise en marché par Bodum elle-même d’un design très similaire plus d’un an avant le dépôt de leur demande d’enregistrement. Voir le jugement, paragraphe 60, pour les images et les détails.)

Pour en arriver à cette conclusion, comme elle l’a fait à quelques reprises précédemment en matière de dessin industriel, en l’absence de jurisprudence canadienne, la Cour applique de la jurisprudence anglaise. Nous parlons ici du jugement de Sommer Allibert (UK) Limited and Another c Flair Plastics Limited,[1987] 25 RPC 599, et plus particulièrement d’un passage à la page 625 traduit de la façon suivante par la cour :

La Cour doit uniquement décider si la contrefaçon alléguée a la même forme ou les mêmes éléments, et doit donc écarter la question du caractère identique des fonctions, étant donné qu’un autre dessin peut avoir des éléments permettant d’accomplir les mêmes fonctions sans pour autant constituer une contrefaçon. De façon similaire, lorsqu’elle tranche la question de la contrefaçon, la Cour ne devra pas tenir compte des similitudes ou même des aspects identiques entre le dessin enregistré et la contrefaçon alléguée, lesquels naissent des éléments fonctionnels contenus dans le dessin.

Je ne sais pas ce que vous en pensez, et je vous invite cordialement à commenter en utilisant l’espace prévu ci-dessous, mais je n’y trouve toujours pas spécifiquement d’empêchement à revendiquer mon design original de prise sourire.

Le texte de FOX Canadian Law of Copyright and Industrial Design (3ème édition), de John S. McKeown, que je considère certainement comme étant une autorité dans le domaine, explore ce sujet et fait état, à la page 810, d’une décision anglaise dans Amp Inc. v. Utilux Pty. Ltd., 1972, R.P.C. 103 et qui expliquerait que la logique derrière le critère d’ornementation viserait d’exclure les cas où le choix d’un consommateur pour cette forme serait motivée non pas par son apparence, mais par le fait que cette forme offrirait une meilleure utilité. À la page suivante, Fox cite un autre jugement anglais, Walker, Hunter & Co. v. Falkirk Iron Co. (1887), 4 R.P.C. 391 en support de l’affirmation selon laquelle le dessin ne doit pas nécessairement avoir fait l’objet de mérite artistique pour se prévaloir de la protection de la loi.

Hormis la jurisprudence de la Cour fédérale, il y deux décisions du commissaire des brevets qui me paraissent pertinentes.

La première, Industrial Design Application No. 1997-2244 (Re), 14 C.P.R. (4th) 59, qui date de 2001, illustre que quand la forme générale d’un article (ici une pierre pour former un pavé ayant à toutes fins pratiques une structure essentiellement rectangulaire accompagnée de stries latérales aidant l’emboîtement) est généralement dictée par la fonction, des différences mineures d’apparence (ici l’absence d’une des stries) peut être suffisante pour être suffisamment reconnaissable visuellement pour se mériter la protection de la loi sur le dessin industriel.

La seconde, et possiblement la plus pertinente, RE Application for industrial design registration by Robin R. Bryan, 56 C.P.R. (2d) 134, qui date de 1974, explore spécifiquement ce sujet et beaucoup plus en profondeur. Dans cette seconde décision, le commissaire aux brevets renverse une décision d’un examinateur en citant notamment Fox et la décision Walker tous deux identifiés ci-haut.  Plus précisément, elle cite la décision Walker pour démontrer un cas où un dessin industriel visant une porte de four à cuisine au bois (la décision date de 1887 après tout) comportant à la fois des caractéristiques de visuelles et des caractéristiques fonctionnelles, a été accordé comme enregistrement. Le commissaire étoffe ensuite cette position en citant le passage suivant de la seconde édition de Fox :

Si la forme ne possède aucune caractéristique au-delà de celle nécessaire pour permettre à l’article d’effectuer sa fonction, il s’agit d’un simple dispositif mécanique qui ne peut être enregistré. C’est seulement lorsque le dessin donne également une apparence visuelle distinctive ou individuelle qui contraste avec et est capable d’être distinguée de la forme générale que le dessin peut être enregistré. (ma traduction libre)

Si nous revenons à ma charmante prise sourire, je ne vois toujours pas de façon d’attaquer son éventuel enregistrement en se basant sur le droit établi entourant la question d’ornementation. Au contraire, la dernière citation de Fox me porterait plutôt à penser qu’elle comporte des caractéristiques au-delà de celles nécessaires pour permettre à l’article d’accomplir sa fonction.

En effet, quoiqu’une fois que nous soyons devant le fait accompli d’un design aussi répandu que celui de la prise de tous-les-jours, il est difficile d’imaginer comment nous pourrions modifier sa forme tout en gardant sa fonction. Cependant, on peut contre-argumenter qu’au moment où la prise de tous-les-jours a été dessinée, on aurait pu lui donner le design de ma prise sourire et dessiner les prises mâles en conséquence, et elle aurait alors été visuellement différente tout en conservant la même fonction…

Et vous, qu’en pensez-vous?

Enfin, si vous avez trouvé curieuse la mention de droit d’auteur sous l’image de ma prise sourire, eh bien sachez qu’elle est effectivement couverte par cette loi, et non la loi sur les dessins industriels, pour autant qu’elle ne devienne pas appliquée à la production à plus de 50 exemplaires (ce qui serait, je vous le concède, peu probable malgré tout le charme que je vois à mon dessin)!