Par: Nikita Stepin
Nombre d’entre vous ont probablement entendu parler de la tempête médiatique entourant la véhémente opposition de l’auteur-compositeur-interprète Pierre Lapointe à l’usage de sa chanson Je reviendrai par les organisateurs du Parti libéral du Québec (PLQ) lors du congrès de dimanche dernier ayant consacré Philippe Couillard à la tête du parti.
Dans une lettre ouverte envoyée à La Presse, M. Lapointe dénonce « la grave erreur morale et le manque de respect flagrant » de par l’usage de sa chanson par le PLQ dans le contexte de ce rassemblement politique. Il affirme que la chanson a bien visiblement été employée en tant que « hymne patriotique afin de galvaniser le moral des troupes libérales », et y voit une manière par le parti libéral de se « l’approprier pour vendre une idéologie, de s’en servir comme d’un souffle politiquement chargé ». Les organisateurs du congrès libéral ont toutefois sciemment nié le fait que la chanson a été utilisée dans un dessein partisan particulier et ont spécifié qu’elle était uniquement jouée en tant qu’ambiance de fond permettant de meubler les longs moments d’inactivité pendant la période de vote. Par contre, aux yeux de plusieurs observateurs du public, la mélodie et le rythme de marche de la chanson en question, ainsi que son titre particulièrement évocateur laisse planer le doute sur les intentions réelles des organisateurs dans la diffusion de cette chanson dans un tel contexte…
Quoi qu’il en soit, la « grave erreur morale » dénoncée par Pierre Lapointe trouve-t’elle écho dans le droit canadien? Il faut tout d’abord comprendre que l’on ne parle pas ici de la question des redevances que M. Lapointe pourrait exiger pour la diffusion en public de son œuvre. En effet, ces droits d’exploitation économique ont bel et bien été acquittés à travers une licence par l’organisme organisateur à la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SOCAN), entité de gestion collective du droit des auteurs comme Pierre Lapointe, et cessionnaire des droits de communiquer l’œuvre au public par télécommunication. La question repose ici plutôt sur une sous-catégorie des droits exclusifs de l’auteur sur son œuvre, soit le « droit moral » qui permet à celui-ci en sa qualité personnelle d’avoir un droit de regard sur certaines utilisations.
En effet, la Loi sur le droit d’auteur prévoit que l’auteur de toute œuvre possède un « droit moral » incessible lui permettant de veiller à ce qu’il soit ou non identifié comme étant l’auteur de l’œuvre et veiller à ce que l’intégrité de l’œuvre soit respectée. La loi prévoit également qu’il y a violation de ce droit moral si l’oeuvre ou la prestation, selon le cas, est, d’une manière préjudiciable à l’honneur ou à la réputation de l’auteur ou de l’artiste-interprète, déformée, mutilée ou autrement modifiée, ou utilisée en liaison avec un produit, une cause, un service ou une institution.
Une objection de M. Lapointe sur la base de la violation de ce droit devant les tribunaux canadiens passerait donc inévitablement par la grille d’analyse suivante :
- La Parti Libéral du Québec est-il un « produit, une cause, un service ou une institution »?
- L’œuvre est-elle déformée, mutilée ou autrement modifiée, ou utilisée en liaison avec ce produit, cette cause, ce service ou cette institution de manière préjudiciable à l’honneur et à la réputation de l’auteur?
- S’il y a eu préjudice, peut-on le « chiffrer » (ou « lui donner une valeur »)?
L’application de la situation présente aux préceptes de ce test d’apparence simple permet de soulever toute l’ambiguïté de ces notions. Il est tout d’abord fort possible qu’un parti politique constitue soit une « cause », soit une « institution » au sens de la loi. Toutefois, la question de la « liaison » avec ladite cause ou institution devient certainement plus corsée. La nature d’un parti politique fait-elle en sorte que toute diffusion d’une œuvre au cours des activités partisanes de celui-ci la consacre nécessairement aux yeux du public comme étant associée aux valeurs véhiculées par le parti? Cette question se complique davantage si un artiste s’objectait à la diffusion de sa musique si elle venait à être entendue sur une station de radio diffusant de la musique en continu dans un tel rassemblement public à caractère politique. Pour déterminer si l’utilisation d’une œuvre a été faite de manière préjudiciable à l’honneur ou à la réputation de l’auteur, les tribunaux canadiens ont décidé qu’on pouvait se servir d’un critère subjectif et de s’en remettre à l’avis de l’auteur lui-même . Mais ils ont aussi dit qu’il fallait en plus une preuve objective du préjudice, sans quoi l’auteur n’aurait pas droit à des dommages-intérêts. Il appert donc que le statut du fardeau de preuve de démontrer l’objectif réel derrière l’usage d’une œuvre et le caractère préjudiciable de cette utilisation demeure pour le moins ambigu.
La question des dommages réellement subis par l’auteur demeure aussi un sujet propre au questionnement. L’honneur et la réputation de Pierre Lapointe ont-il été réellement atteints de manière suffisamment quantifiable? Il appert d’ailleurs que « l’honneur », porteur d’une connotation plus intimement reliée à la personne, et « la réputation », ayant une composante nécessairement plus sociale, sont des concepts qui n’ont pas été souvent explorés par les tribunaux. Quoi qu’il en soit, on pourrait aussi penser que toute cette tourmente a peut-être même contribué à mousser, du moins temporairement, les ventes de son tout dernier album…
Qu’en pensez-vous? Y a-t-il un sens à permettre à un auteur d’avoir un droit de regard absolu sur le contexte dans lequel ses œuvres sont diffusées, ou croyez-vous plutôt que les paroles de Philippe Couillard sont plus justes lorsqu’il a affirmé dans un communiqué d’excuse que « le talent des créateurs du Québec appartient à tous les Québécois »?