Par: Roxane Loiseau

Tout le monde le sait, développer un médicament, ça coûte cher. Afin d’encourager les fabricants dans la recherche et le développement de drogues innovantes, plusieurs incitatifs ont été mis en place. La protection des données cliniques, prévue dans le Règlement sur les aliments et drogues (le Règlement), est l’un de ces incitatifs. Cependant, la Cour d’appel fédérale a récemment interprété son application comme excluant certaines drogues qui ont pourtant nécessité des essais cliniques substantiels, en confirmant le refus du ministre de la Santé d’inscrire la drogue DEXILANT, fabriquée par Takeda Canada Inc. (Takeda), au Registre des drogues innovantes, ce qui l’empêche de bénéficier de cette protection.

Le DEXILANT

L’ingrédient médicinal du DEXILANT (le dexlansoprazole) constitue l’un des deux énantiomères (molécules à images miroir) contenus dans l’ingrédient médicinal du médicament PREVACID (le lansoprazole). Bien que PREVACID avait déjà reçu une autorisation de mise en marché lorsque Takeda a voulu mettre en marché le DEXILANT, l’innocuité et l’efficacité des deux médicaments différaient suffisamment pour que Takeda ne puisse utiliser les données cliniques déjà fournies dans la « présentation de drogue nouvelle » du médicament PREVACID. Considérant l’ampleur des essais cliniques qu’il a dû effectuer pour prouver l’innocuité et l’efficacité du DEXILANT, Takeda a demandé au ministre de la Santé d’inscrire le DEXILANT au Registre des drogues innovantes afin d’obtenir la protection des données cliniques qu’il a dû effectuer.

Le régime de protection des données du Règlement

La protection des données permet au fabricant d’une drogue innovante de bénéficier d’une période d’exclusivité de ses données cliniques, afin d’éviter qu’un compétiteur les utilise, plutôt que de générer ses propres données cliniques, dans le but d’obtenir rapidement une autorisation de mise en marché. Pour se prévaloir de la protection des données, le nouveau médicament doit être une « drogue innovante » au sens de la règle C.08.004.1(1) du Règlement :

« Toute drogue qui contient un ingrédient médicinal non déjà approuvé dans une drogue par le ministre et qui ne constitue pas une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé tel un changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe ». [nos soulignements]

La décision du ministre de la Santé, de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale

Le ministre de la Santé, la Cour fédérale et la majorité de la Cour d’appel fédérale ont interprété cette définition comme excluant systématiquement les cinq changements énumérés dans la définition, dont le changement d’énantiomère d’un ingrédient médicinal déjà approuvé, ce qui a mené au refus d’inscrire le DEXILANT au Registre des drogues innovantes. Ils ont conclu, suivant ce raisonnement, que lorsqu’en présence de l’un des cinq changements spécifiquement mentionnés dans le Règlement, il était inutile de considérer l’ampleur des données cliniques produites.

La dissidence de la Cour d’appel fédérale

Cependant, le juge Stratas, d’opinion dissidente à la Cour d’appel fédérale, a refusé d’adopter cette interprétation littérale et a préféré se référer au contexte et à l’objectif de la protection des données. Cette protection a été instaurée afin d’encourager le développement et la mise en marché de médicaments innovants pour lesquels la production des données cliniques nécessaires à prouver l’innocuité et l’efficacité a engendré des efforts considérables. Selon le juge Stratas, l’objectif de cette définition était d’exclure les variantes d’ingrédients médicinaux déjà approuvés qui peuvent se fonder sur les données cliniques déjà produites de ces derniers, et non d’exclure systématiquement les substances tombant dans les cinq types de substances énumérées.

Bien que certains énantiomères soient effectivement des « variantes » (raison pour laquelle ils ont été listés en exemple dans le Règlement), d’autres ont une pharmacologie tellement différente que l’innocuité et l’efficacité doivent pratiquement être réévaluées en entier. L’exemple utilisé par le Juge Stratas est celui de la Thalidomide, où l’un des énantiomères avait causé des malformations congénitales, alors que l’autre non. Il en a conclu qu’il est important de se fier sur l’ampleur des essais cliniques qui ont dû être effectués afin de déterminer si l’ingrédient médicinal est une « drogue innovante » ou une « variante ». Dans le cas du DEXILANT, le juge Stratas lui aurait accordé le statut de « drogue innovante ».

L’impact de cette décision

Dans cette décision, la majorité des juges de la Cour d’appel fédérale a refusé d’interpréter la Règle C.08.004.1(1) de façon à modifier son sens ordinaire, car cela correspondrait à réécrire la loi, tâche qui revient au législateur et non aux juges. En somme, cette décision interpelle le législateur à modifier le texte de cette Règle, si l’objectif était bel et bien celui décrit par le juge Stratas en dissidence.