Le système des brevets a été mis en place pour encourager l’innovation et favoriser la circulation de l’information en octroyant un monopole aux détenteurs de droits par brevet. Ce monopole est toutefois limité dans le temps, ce qui permet d’utiliser l’objet breveté librement après la fin du terme du brevet. En théorie, le système des brevets favorise l’innovation tout en limitant la durée du monopole. Comme vous le constaterez plus bas, cette balance fragile entre l’innovation et le monopole (ou l’aberration) se décline différemment en Amérique du Nord et en Inde.
La compagnie Novartis commercialise le médicament Gleevec® pour le traitement du cancer, plus particulièrement pour le traitement de la leucémie myéloïde chronique. Le principe actif du médicament Gleevec® est la molécule Imatinib pour laquelle un « premier » brevet a été obtenu par Novartis un peu partout dans le monde. Ce « premier » brevet expirera au Canada en 2013.
En travaillant avec l’Imatinib, il a été documenté qu’une des formes cristallines (plus particulièrement la forme β) était plus facile à produire à grande échelle et plus stable durant l’entreposage que la forme non-cristalline. Par conséquent, des droits supplémentaires (que l’on nommera « deuxième » demande de brevet) ont été demandés pour la forme β cristalline de l’Imatinib un peu partout dans le monde.
Obtenir un « deuxième » brevet pour un aspect technique d’une molécule est chose courante, du moins au Canada, aux États-Unis et en Europe. Souvent, le « premier » brevet (concernant la molécule en général) est obtenu précocement dans le cycle de commercialisation d’un médicament. Et quand le médicament reçoit l’approbation pour être officiellement commercialisé par une compagnie pharmaceutique (après des années d’essais cliniques habituellement très coûteux), il ne reste que quelques années de terme au « premier » brevet. Si aucune protection supplémentaire n’est obtenue (par exemple pour les dérivés de la molécule ou des formulations particulières) à la fin du terme du « premier » brevet, les versions génériques du médicament obtiendront leur approbation pour entrer dans le marché.
Les « deuxièmes » brevets permettent donc de superposer des « couches » additionnelles de protection pour les médicaments novateurs et peuvent ainsi retarder ou limiter l’entrée des versions génériques du médicament. Ces « deuxièmes » brevets sont également appelés brevets de perfectionnement ou de sélection. Ils couvrent habituellement des améliorations ou des dérivés des molécules de départ. Des mécanismes régionaux ont toutefois été mis en place pour empêcher l’utilisation abusive d’obtention de « deuxièmes » brevets. Par exemple, au Canada, la Cour Suprême a clarifié les conditions à remplir afin qu’un « deuxième » brevet soit accordé pour la sélection de quelques molécules d’une famille de molécules déjà connues.
La réalité économique de l’Inde est bien différente de celle du Canada. L’octroi d’un « deuxième » brevet en Inde est parfois perçu comme mettant un frein à l’économie locale. Pourquoi? Et bien parce qu’il y a une forte tradition indienne associée à la production à grande échelle de molécules utilisées dans une panoplie de médicaments dont certains sont protégés par brevet. Plus il y a de brevets indiens octroyés sur des molécules pharmaceutiques, moins les compagnies indiennes peuvent produire ces molécules à grande échelle. Et, jusqu’à tout récemment, les brevets indiens sur les molécules pharmaceutiques étaient pour la plupart détenus par des compagnies étrangères.
Le gouvernement indien a donc fait des pieds et des mains pour protéger cette industrie indigène en empêchant l’octroi de brevets en Inde pour des substances pouvant être utilisées pour des applications thérapeutiques (humaines et animales). Toutefois, le gouvernement indien a dû revoir sa position à la suite de la ratification du traité de l’ADPIC (i. e. TRIPS) qui présentait des dispositions contraires aux lois indiennes. En 2005, le gouvernement indien a dû modifier ses lois afin d’inclure les substances pouvant être utilisées pour des applications thérapeutiques comme étant brevetables en Inde. Toujours dans l’optique de continuer à protéger son économie nationale et de continuer à offrir des médicaments à prix compétitifs à ses citoyens, le gouvernement indien a toutefois interdit l’octroi de brevets pour les dérivés d’une substance connue, à moins que ces dérivés ne soient associés à une efficacité accrue[1].
La « deuxième » demande de brevet sur la forme β cristalline du médicament Gleevec® a été examiné par le bureau des brevets indien en fonction des lois modifiées en 2005. Le bureau des brevets indien a rejeté la « deuxième » demande de brevet de Novartis, entre autre, parce que la forme β cristalline de l’Imatinib ne présentait pas d’efficacité accrue par rapport aux autres présentations de l’Imatinib. Saisie de ce dossier, la Cour Suprême indienne s’est sentie dans l’obligation de bien balancer la nécessité d’encourager l’innovation tout en empêchant l’octroi d’un monopole indu (une « aberration » dans le jargon indien).
Devant les faits présentés devant elle, la Cour a conclu que, bien que la forme β cristalline de l’Imatinib offrait des avantages techniques (procédé manufacturier plus aisé, stabilité durant l’entreposage et augmentation de la biodisponibilité du médicament), cette présentation du médicament n’était pas associée directement à une efficacité thérapeutique accrue. Par conséquent, la Cour a tranché que les revendications couvrant la forme β cristalline de l’Imatinib n’étaient pas considérées comme une invention légitime selon la loi indienne et aucun brevet ne pourra être émis pour cette technologie.
[1] « For the purposes of this clause, salts, esters, ethers, polymorphs, metabolites, pure form, particle size, isomers, mixtures of isomers, complexes, combinations and other derivatives of known substances shall be considered to be the same substance, unless they differ significantly in properties with regard to efficacy » (Section 3(d) de la Loi indienne sur les brevets)