
Concernant l’éligibilité des inventions logicielles au système des brevets canadien, le jugement attendu de la Cour Fédérale d’Appel du Canada a été émis le 26 juillet passé. On parle ici de l’affaire Canada (Procureur général) c. Benjamin Moore & Co. (2023 CAF 168).
Pour ceux qui l’auraient manqué
Mon billet de l’an passé résumait les enjeux : depuis plusieurs années, la communauté d’agents de brevets et leurs clients, les demandeurs de brevet, trouvent que l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (OPIC) traite les demandes de brevet logiciel injustement, et ce malgré ce qui est devenu une série de jugements favorables.
Je réitère ici qu’il s’agit d’une position concernant les brevets au Canada, la pratique aux États-Unis, s’étant plutôt bien clarifiée au fil des dernières années, apportant déjà une certitude significative à la communauté de l’innovation technologique logicielle dans ce pays.
Les demandes de brevet canadien de Benjamin Moore, dont il est question ici, concernent des fonctionnalités logicielles reliées. Plus précisément, un procédé de sélection de couleur qui utilise des relations dérivées de façon expérimentale en relation avec l’harmonie des couleurs et l’émotion des couleurs. Le procédé propose à l’utilisateur des combinaisons de couleur adaptées en se basant sur ces relations.
Au moment où les représentations étaient faites devant le juge de la Cour Fédérale, les deux parties adverses, Benjamin Moore et l’OPIC (représentée par le Procureur général du Canada), s’étaient mises d’accord à l’effet que le test appliqué par cette dernière pour refuser de délivrer les brevets de la première était erroné. L’affaire était donc close, ou presque. Mais comme le disait Yogi Berra, It ain’t over till its over.
Je tiens à saluer tout particulièrement l’effort de l’IPIC qui est venue intervenir dans l’affaire. Choquée, à l’image de ses membres, de voir les demandes de brevet logiciel trop souvent traitées injustement, elle voulait en découdre avec l’OPIC. La solution qu’elle proposait était la suivante : plutôt que de se contenter de dire que le test appliqué par l’OPIC était erroné, l’IPIC voulait que la Cour fasse preuve de « courage juridique » en imposant à l’OPIC un test à utiliser. L’idée était de briser le pattern selon lequel i) plusieurs demandeurs en brevet logiciel se faisaient refuser leur brevet par l’OPIC, ii) plusieurs se décourageaient et abandonnaient, mais où seulement quelques rares pionniers persévéraient en montant leur dossier en appel devant les tribunaux, et iii) où ces tribunaux confirmaient ultimement que les raisons de refus étaient erronées. Dans ce pattern, l’OPIC ajustait toujours ses procédures pour reconnaître le dernier jugement, mais le faisait, du point de vue de l’IPIC, trop ponctuellement, en ne prenant pas en considération les généralités que l’on pouvait retenir de chaque décision. Il faut dire que ce pattern se faisait avant tout aux dépens de la communauté technologique d’innovation logicielle au Canada, qui payait de son argent pour les brevets refusés injustement et pour les appels. L’IPIC avait dans ce contexte proposé un test qui avait été retenu par la Cour Fédérale dans son jugement de première instance.
Coup de théâtre
L’OPIC avait porté appel de ce jugement de première instance. De façon juridiquement intéressante, elle semblait critiquer davantage le fait que la Cour n’avait pas à lui dire comment se comporter, séparation des pouvoirs oblige, que la justesse du test en tant que tel.
Dans le contexte de cet appel, la Cour donne raison à l’OPIC sur ce dernier point, et critique par ailleurs le test relativement simple qui avait été proposé par l’IPIC (et retenu en première instance). Le jugement concède que l’OPIC avait fait erreur en faisant de son approche « problème-solution » la seule façon de distinguer les éléments essentiels des éléments non-essentiels, mais insiste sur le fait que fait que la détermination de l’éligibilité des inventions au système des brevets est un sujet complexe. Il indique d’ailleurs qu’un des défauts du test proposé par l’IPIC est qu’il sursimplifie la question et ne s’applique pas à la fois i) à toutes les situations présentement imaginables, et ii) aux situations que nous n’arrivons pas encore à imaginer (comme il pourrait bientôt s’en poser au sujet de l’intelligence artificielle ou des technologies quantiques par exemple – voir le paragraphe 86).
En conclusion, l’effort de l’IPIC était définitivement louable. S’il avait atteint sa cible, il aurait été, au moins à court terme, beaucoup plus aisé pour les innovateurs canadiens de savoir à quoi s’en tenir en ce qui a trait à l’éligibilité de leur invention logicielle au système des brevets canadiens. Cette clarté aurait rendu la décision d’affaire de déposer ou non une demande de brevet pour une invention donnée plus facile, et aurait vraisemblablement encouragé les demandeurs canadiens à déposer davantage de demandes de brevet logiciel. Il faut dire que depuis plusieurs années, les différents paliers de gouvernement reconnaissent que les canadiens, et en particulier les québécois, déposent moins de demandes de brevet que les citoyens et entreprises d’autres pays, notamment les États-Unis. Au courant des dernières années, il y a eu plusieurs incitatifs pour refermer cet écart, comme le défunt programme provincial « premier brevet », et plus récemment le volet Assistance-PI du programme PARI au fédéral. Le fait de gagner davantage de clarté quant à l’éligibilité au système de brevets se serait bien intégré dans cette volonté gouvernementale d’encourager les citoyens et les entreprises canadiennes à breveter leurs inventions.
Or, la cour aura plutôt pris la position qu’il faudra prendre notre mal en patience, et se contenter des clarifications partielles que nous apporteront les rares pionniers des inventions logicielles qui porteront leurs causes devant les tribunaux. En effet, les jugements mèneront à des décisions dont continuera de s’inspirer l’OPIC dans ses mises à jour successives du chapitre du Recueil des pratiques du Bureau des brevets (RPBB) portant sur les « inventions mises en œuvre par ordinateur » (chapitre 22 au moment de la rédaction du présent article). La Cour Fédérale d’Appel semble, à travers cette décision, nous dire que cette incertitude est inhérente aux révolutions technologiques comme celle découlant de l’usage croissant des ordinateurs au courant des dernières décennies, et confirmer que le système juridique s’adapte très lentement.
À ce titre, par contre, nous n’aurons peut-être pas à attendre très longtemps pour la prochaine « clarification ». Au paragraphe 12 du jugement, la Cour fait état du dossier Worldgaming Network LP c. Procureur Général du Canada où un demandeur, dans une affaire de demande de brevet logiciel, fait appel de la plus récente version du chapitre du RPBB (et ce contrairement à l’affaire Benjamin Moore qui contestait une version déjà caduque de ce chapitre). Cette dernière affaire était en attente du jugement résumé ici aujourd’hui, et on peut donc s’attendre à ce qu’il soit traité dans les semaines qui viendront. Combien de jugements additionnels faudra-t-il, selon vous, avant qu’un test plus simple concernant l’éligibilité des inventions logicielles au système des brevets canadien puisse voir le jour?
À suivre!